La journée de demain marquera le 50e anniversaire de la mort de Charles-Édouard Jeanneret, dit « Le Corbusier », nom qu’il se donne en 1920, au temps de L’Esprit nouveau. Ce nom percute et sonne aussi fort que le Titien, le Tintoret, la Callas…
Sa vie est pourtant austère, humble, mais remplie de projets d’architecture toujours novateurs, de propositions urbanistiques parfois bien critiquables, de peintures qui sont des manifestes contre l’académisme et, comme en sculpture, un langage plastique novateur. Il écrit dans une langue souple, parfois verte, toujours maîtrisée. Son oeuvre littéraire fait mouche. Lisez Quand les cathédrales étaient blanches. Il invente le « modulor », instrument de mesure régulateur dont il se servira pour la construction de « l’Unité d’habitation de grandeur conforme » en 1950, à Marseille.
Il crée, au Pendjab, le monument-sculpture La main ouverte pour donner et pour recevoir, élément héroïque, thème autant que signal pour la capitale qu’il fait naître à Chandigarh. Pour une bouffée de grandeur, dans l’humilité et la modestie, allez à Ronchamp. La chapelle est une oeuvre singulière, d’un dessin subtil, Notre-Dame-du-Haut est dans ses volumes inattendus un chef-d’oeuvre du XXe siècle. Le Corbusier a fait surgir de ce volume de béton ce qu’il appelle « l’espace indicible ».
Prenez aussi le temps de lire, ce sont des moments d’émotion, lorsqu’il explique l’arbre et l’arbre dans la ville, sans oublier de dévorer Le poème de l’angle droit. C’est de la haute voltige. La liste est longue pour tout lire, apprécier, découvrir et contempler la villa Savoye à Poissy ou le couvent des Dominicains de La Tourette. Il voyage, il participe à des concours et se fait parfois recaler !
La fin arrive. Fulgurante. À l’été 1965, alors qu’il se baignait seul dans la Méditerranée à Roquebrune-Cap-Martin, ce penseur, écrivain, peintre, sculpteur, architecte et urbaniste termine son parcours terrestre, victime d’une crise cardiaque. Signe des dieux, c’est le visage tourné vers cette mer qu’il aimait tant, entouré d’une nature éblouissante de lumière, qu’il nous a quittés. Un décor de tragédie, unité de temps et unité de lieu !
Envoûtement
Toujours captivant, il énonce : eau, air, espace, soleil, nature, qui sont les matériaux indispensables pour une architecture nouvelle. C’est un esprit nouveau qu’il préconise à l’image de ce pavillon qu’il a construit pour l’Exposition des Arts décoratifs en 1924, à Paris.
Par ses propos, ses dessins, sa pensée, ses critiques, sa vision d’un monde meilleur, il séduit, agace, révolte ou envoûte. Ses débats sur des propositions d’urbanisme furent violents. Ce diable d’homme qui a mis sa vie entière au service d’une seule idée, l’architecture pour tous, exprime dans la clarté de ses intentions que l’architecture est« le jeu savant correct et magnifique, des formes sous la lumière ».
La justesse des mots n’aura d’équivalent que dans la richesse des formes qu’il créera partout dans le monde. Dans l’édition du Figaro du 27 août 1965, Guillaume Gillet observe, fort à propos, que cette mort dans l’eau des voyages d’Ulysse est l’eau de la Grèce qui n’a cessé de l’inspirer. Présente dans ses réalisations, c’est le miroir d’eau de Chandigarh, c’est l’aménagement sous les pilotis de l’immeuble de Nantes, ce sont les déversoirs de la chapelle de Ronchamp.
Dans les années soixante, à l’occasion des journées d’urbanisme, à Trois-Rivières, Georges Candilis, ami et collaborateur de Le Corbusier, nous parla avec émotion de cet homme qu’il avait bien connu. Malgré sa grande notoriété et sa réputation internationale, il était resté, disait-il, un simple parmi les simples, il ajouta du même souffle, grand parmi les grands. Quelque temps plus tard, ce sera le même constat avec son plus proche collaborateur, André Wogenscky, qui placera l’accent sur l’humilité du maître. Retenons également l’admiration du célèbre architecte finlandais E. Saarinen, qui l’appelait « le Vinci de notre temps » !
D’autres combattent avec fougue, et parfois avec hargne, ses idées, ses projets. Les attaques furent nombreuses et parfois virulentes, principalement sur le projet d’Unité de grandeur conforme de Marseille. Des journaux titreront, pour le ridiculiser, « la maison du fada » ! La réponse viendra de Malraux, qui soulignera avec émotion lors de son éloge funèbre : « Aucun autre architecte n’a signifié avec une telle force la révolution de l’architecture, parce qu’aucun n’a été si longtemps, si patiemment insulté. »
Devant un auditoire ébahi, il énonce simplement que l’habitat social est une chance plutôt qu’une fatalité ! Toujours en recherche, il défriche et ouvre des sentiers encore sauvages, pour que s’établisse un ordonnancement moral, visuel, qui se concrétisera dans « une maison, un palais ». Infatigable, il esquisse la « ville radieuse ». Toujours aux aguets, il capte la fluidité du terrain, compose avec l’horizon pour construire le monastère des Dominicains de La Tourette. Ce sera une oeuvre d’esprit.
Au Panthéon
Nous pourrions ajouter d’autres critiques et quelques éloges… À quoi bon, l’oeuvre est diverse et remarquable. Émouvante aussi. Sitôt connue la mort de l’architecte, les pères dominicains du monastère de La Tourette lui feront l’hommage de toute une nuit, début de l’éternité, continuité historique due aux bâtisseurs de cathédrales.
Le 1er septembre 1965, André Malraux, ministre de la Culture, devant son catafalque exposé dans la Cour carrée du Louvre, glorifie l’illustre architecte et le fait accéder comme Georges Braque et Jean Moulin au Panthéon républicain, là où sont convoqués génies architecturaux, oeuvres impérissables, capitales du monde, fleuves et montagnes.
Le ministre de la Culture André Malraux, dans son éloge funèbre, le salue par ces mots : « Adieu, mon vieux maître et mon vieil ami. Bonne nuit. Voici l’hommage des villes épiques, les fleurs funèbres de New York et de Brasilia. Voici l’eau sacrée du Gange, et de la terre de l’Acropole. »
Très solennel, on l’entend dire : « Voici enfin la France, celle qui vous a souvent méconnu, celle que vous portiez dans votre coeur lorsque vous avez choisi de redevenir Français après deux cents ans, qui vous dit, par la voix de son plus grand poète : “Je te salue au seuil du sévère tombeau.” »
Homme du XXe siècle, Le Corbusier, il y a 50 ans, s’est détaché de nous pour entrer de plain-pied dans l’Histoire.
Source : http://www.ledevoir.com/